Eluard a affirmé que « lepoète s’engage dans son temps et mène les hommes au combat ». La poésie peutparaître comme un discours politique, un engagement, où le poète serait leprophète, le guide, comme le dit Victor Hugo dans la Fonction du Poète « II est l’homme des utopies … C’est lui quisur toutes les têtes, En tout temps, pareil aux prophètes… ». Le poète est unêtre à part, souvent enfermé dans sa tour d’ivoire, méprisant le monde, seconcentrant sur la quête de la Beauté, comme Théophile Gautier dans son poème L’Art. Le poète doit donc se détournerde la politique, domaine vil et méprisable. D’autres ont refusé de mêler la poésieà la politique.
Certains résistants poètes ont refusé de continuer à écrirependant la guerre, époque trop chaotique, jugée comme « non digne » de lapoésie qui ne doit traiter que de la beauté. Pourtant, des poètes ont affirméqu’il était possible de « s’engager » en faisant de la poésie une arme pourconvaincre et diffuser des messages politiques. Mais ne risque-t-on pas de dévoyerla poésie ? Ne va-t-on pas perdre l’essence de la poésie, qui est la quête dela beauté, en la mêlant aux manœuvres politiques ? Nous étudierons dans une première partie lapoésie engagée. Ensuite, nous analyserons la poésie en tant que simple quête dela beauté. De nombreux poètes ont fait de la parole poétique undiscours engagé. La poésie devient alors une arme, visant à condamner oucritiquer la société. Tout d’abord, le poète peut s’engager en se mettant dansla peau d’un historien, comme Agrippa d’Aubigné dans Les Tragiques, dans lequel il interpelle Catherine de Médicis,qu’il juge responsable du massacre sanglant de la St Barthélémy. En la comparantà une sorcière entourée de « démons », il dénonce sa politique antiprotestante,sanglante et criminelle.
De même, Hugo refuse d’assister en témoin etspectateur passif du coup d’état de Napoléon Bonaparte. Dans les Châtiments, paru en 1853, ilassimile Napoléon et ses adjuvants tantôt à des « tyrans », ou encore à des «brigands », et clame ainsi son mépris et sa haine d’un régime impérial qu’iljuge inique et illégitime. Dans UltimaVerba il dénonce l’empereur et ses hommes sous un ton à la fois de colèreet d’ironie. Dans ses poèmes, il n’hésite pas à faire référence à desévènements historiques auxquels il a assisté, que ce soient les journées de Juilletqui font allusion à la révolution de juillet 1830 qui a déchu un archaïquerégime monarchique, ou encore le Coup d’état de Bonaparte en décembre 1851. Dans Souvenirs de la nuit du 4, Hugorelate l’assaut meurtrier donné aux barricades par St Arnaud et Magnan. L’enfantqui a « reçu deux balles dans la tête » incarne la République piétinée et assassinée.Le poète engagé refuse donc de s’enfermer dans une tour d’ivoire isolée dubruit et de la fureur de la société. Au contraire, il est, comme lerevendiquait Sartre dans Situations «de son temps et dans son temps ».
D’autres poètes comme Boris Vian dans son poème A tous les enfants choisissent dedresser un hommage par le biais de la poésie engagée. Dans ce dernier, Viandresse un « monument », qui est en réalité la poésie, à tous les enfantsvictimes durant la seconde Guerre mondiale. A travers cet hommage, et explicitéà la fin du poème, le poète dénonce ceux qui sont resté passifs devantl’horreur e l’injustice, ceux qui en ont tiré profit et qui ont souhaité cetteguerre « Mais à tous ceux qui sont restés/Les pieds au chaud sous leur bureau/ Encalculant le rendement/ De la guerre qu’ils ont voulue … qui ventripotentdans la vie ». Certains sentiments peuvent ressortir sous forme de tonpoétique, comme la haine, la colère… En effet, le poète engagé se révolte, tonne contre lesinjustices. La poésie engagée devient polémique et la parole se fait alorsvéhémente et accusatrice.
Dans lesTragiques, d’Aubigné n’hésite pas à attaquer frontalement la reine Catherinede Médicis, l’apostrophant « Reine », et pointant vers elle un doigt accusateurpar le biais de l’utilisation récurrente de la deuxième personne du singulier(« Tu y brûle en vain »), pouvant ajouter un côté ironique et méprisant. Sapolitique y est comparée à une cuisine honteuse, faite de « drogues et ménage magique». Le titre que Victor Hugo a choisi de donner à son recueil de poèmes Les Châtiments, amène de suite lelecteur dans une atmosphère d’accusation. La poésie se meut en un cri, qui doitfustiger, corriger, et même punir. Cette violence verbale frontale condamne souventles poètes à l’exil, à cause de la censure. Hugo sera ainsi banni de la Franceet décida de partir dans les îles anglaises de Jersey et Guernesey, tellementil se trouvait en désaccord avec le coup d’état et les valeurs morales deNapoléon III. Dans les Châtiments il se décrit comme le « banni » ou encore le« proscrit ».
D’autres poètes résistants ont refusé de continuer à écrirependant la guerre, période trop chaotique, « non digne » de la poésie, de labeauté. Afin d’éviter la censure, certains poètes choisirent un moyenaccusateur plus indirect. La parole poétique devient alors, non plus hurlementvéhément mais raillerie étouffée et quelque peu sournoise. Ainsi, La Fontaine,dans ses Fables, se fond dans leregistre satirique. Avec la figure de l’allégorie, il dépeint Louis XIV sousles traits d’un lion, ainsi que ses courtisans assoiffés d’honneurs sous lestraits du renard, lui permettant ainsi d’éviter la censure. Il peut alors semoquer, comme dans Les Obsèques de la lionne, de la volonté de « paraitre » etle mimétisme simiesque (« Peuple singe du maître ») des courtisans, avides dereconnaissance et toujours prompts à la flatterie.
Mais le poète engagé n’est pas là seulement pour parler,mais incite ses lecteurs à agir et à rompre avec la passivité. C’est le cas deRobert Desnos, dans Ce cœur qui haïssaitla guerre dans lequel le poète lance un appel à la révolte, à la guerre, àl’assassinat « Révolte contre Hitler et mort à ses partisans ! », il appelleles français à la mobilisation : « des millions de français se préparent ». Cepoème se rapproche par ailleurs d’un discours politique. En effet, il estconstitué d’une seule strophe et écrit en vers libre, on observe également laprésence d’un slogan politique. La poésie devient ainsi un acte de propagande. D’autres poètes choisissent de se rapprocher de lafantaisie et jouent avec les mots. Mais bien souvent, ces jeux sur lessonorités et sur les sens ont en réalité le rôle de dénoncer les failles de lasociété : c’est le cas du poème Familialede Prévert. La poésie engagée a essentiellement une fonctionpolémique.
La parole devient véhémente. Elle est là pour dénoncer, pour inciterles gens de la société à agir et à lutter contre la passivité. Dans la « Fonctiondu Poète » (Les Châtiments1853), Hugo interpelle directement ceux de la société : « Peuples ! écoutez lepoète ! ».
Ainsi, la poésie engagée peut davantage toucher qu’un discourspolitique, car elle suscite certains sentiments chez le lecteur, qui sont biensouvent des sentiments universels. Cette expression des sentiments rattacheencore la poésie engagée au nom de poésie, à cet art de la beauté, plus qu’à undiscours politique. La poésie engagée a donc un rôle unique ; celui dedénoncer, sous la colère ou la haine, des évènements auxquels un poète aassisté, refusant toute soumission ou toute forme de passivité, invitant leslecteurs à agir et à se battre, comme le disait Sartre, le poète est celui qui« fait de sa plume une épée. » La poésie n’est pas toujours une arme efficace. Et pourcause, il existe la poésie lyrique, en quasi-opposition avec la poésie engagée.
La poésie lyrique se décrit comme l’expression des sentiments, non pluspublics, mais personnels. Le poète lyrique se retire du monde de la société etentre dans un univers intime. La poésie est à l’origine un chant accompagné de la lyre.Synonyme de beauté et de douceur, la poésie lyrique prend ses origines aufondement même du genre poétique. La poésie lyrique a pour but d’exprimer tous lessentiments, de la joie à la mélancolie. Joachim du Bellay (1522-1560), revenud’un séjour romain douloureux, publie trois « œuvres d’exil » Les regrets, Les Antiquités de Rome et LesJeux rustiques. Dans le poème Heureuxqui comme Ulysse, Du Bellay exprime la nostalgie de sa mue natale, qu’ilveut retrouver. Dans le poème « La courbe de tes yeux fait le tour de mon cœurs», extrait de Capitale de la Douleur,Paul Eluard (1895-1952), décrit la douceur de la femme armée et la plénitudequ’elle lui apporte.
Les poètes lyriques parlent le plus souvent à la premièrepersonne du singulier : il s’agit donc de la question du « je » et du « moi ».Le poète se retrouve comme dans son cocon, un univers intime isolé de lasociété de quelconque problème politique. Il refuse tous échanges avec le mondeextérieur. Baudelaire a suivi ce modèle en exprimant les sentiments les plustragiques, comme la mélancolie, le désespoir, l’envie du suicide. C’est le casdans Les Fleurs du Mal dans denombreux poèmes, comme « Spleen IV », où la notion de mort estomniprésente : « et de longs corbillards, sans tambours ni musique, défilentlentement dans mon âme ». Dans Les Nuits,Alfred de Musset (1810-1857), terriblement marqué par sa passion tumultueuseavec George Sand, glorifie la souffrance comme source créatrice. La poésie lyrique est donc une poésie où le poète serenferme et s’isole dans sa tour d’ivoire, refusant le contact avec la société.Dans ce cas, la poésie n’est pas une arme efficace.
Suivant les époques, suivant les ambitions et les choixdes différents poètes, la poésie peut devenir une arme efficace contre lasociété. Mais ce n’est pas parce que la poésie est dite engagée qu’ellen’appartient plus au domaine poétique : certaines mises en forme, comme laversification, sont là pour le prouver. La poésie ne court donc pas à la pertede son essence même, puisque la quête de la Beauté n’est pas mêlée auxmanœuvres politiques. Ainsi, le poète peut s’engager « dans son temps » etmener « les hommes au combat ».
D’autres ont choisi de rester fidèle auxfondements poétiques et à la quête de la beauté parfaite de la poésie.